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Dossier - Quadrillages labyrinthiques : l’échiquier Caillois

L’échiquier-Mendeleïev

Analogies, récurrences, intentionnalité
Valeria Chiore
p. 31-44

Résumé

La notion d’échiquier qui émerge du texte écrit en 1969, « Reconnaissance à Mendeleïev », pour commémorer le centenaire du Tableau périodique des éléments, devient, dans Cases d’un échiquier, le paradigme de chaque échiquier. Chez Caillois, il est une imago mundi, un modèle de l’univers dans lequel la nature, organisée par des lois d’analogie, de récurrences et de cohérence et mue par des forces de nécessité, produit des formes d’art achevées. Une nature réglée et ordonnée, mais aussi forte et impérieuse, qui se pose de plus en plus en tant que sujet autonome d’imagination, de rêve et d’art, pourvu d’une sorte d’intentionnalité propre, une natura naturans de plus en plus imaginans et poetans.

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Texte intégral

Tableau du monde

  • 1 CÉ, Structure du monde, « Reconnaissance à Mendeleïev », p. 75-76 et Œ, p. 580.

Il y a cent ans, le 17 février 1869, Dimitri Ivanovitch Mendeleïev fit parvenir aux chimistes russes et étrangers avec lesquels il correspondait quelques feuillets intitulés : Essai d’un système des éléments d’après leurs poids atomiques et fonctions chimiques. Un peu plus tard, le 6 mars suivant, N. A. Menchoutkine présenta à la Société russe de chimie le rapport de Mendeleïev intitulé Relation entre les propriétés et le poids atomique des éléments, c’est-à-dire le tableau des éléments classés selon la loi de périodicité qui porte son nom.1

  • 2 L’échiquier-Mendeleïev n’est pas l’unique échiquier pris en considération par Caillois dans ce livr (...)

1C’est en ces termes que Caillois commence sa « Reconnaissance à Mendeleïev », texte écrit en 1969 pour commémorer le centenaire du Tableau Périodique des Éléments, qui devient, dans Cases d’un échiquier, le paradigme et l’archétype de chaque échiquier (et aussi la véritable source du livre et son intime Ur-Text)2.

2Qu’est-ce qu’un échiquier pour Caillois ? Une Imago Mundi, un Modèle de l’Univers, dans lequel la Nature – système, structure, monde –, organisée par des lois d’analogie, de récurrences et de cohérence et mue par des forces de nécessité, produit finalement des formes d’art achevées. Une Nature réglée et ordonnée, donc, mais aussi forte et impérieuse, qui se pose de plus en plus en tant que sujet autonome d’imagination, de rêve et d’art, pourvu d’une sorte d’intentionnalité propre. Une Natura Naturans, qui, de plus en plus Imaginans et Poetans, nous pose des questions inquiétantes sur son statut, sur notre statut, sur ses facultés cachées possibles, instaurant une Philosophie de la Nature (une Esthétique de la Nature) ontologique et transcendantale, et transformant l’échiquier-Mendeleïev, Tableau des Lois du Monde, en un Tableau d’Intentionnalité.

Univers-échiquier : système, structure, monde

  • 3 CÉ, Logique de l’imaginaire, « L’Imagination rigoureuse », Étude de l’échiquier, p. 36-37 et Œ, p.  (...)

Aujourd’hui, destiné au jeu orthodoxe, un échiquier est un espace plat, carré, divisé en soixante-quatre cases égales, carrées elles aussi, à raison de huit par côté, alternativement blanches et noires, comme sont les jours et les nuits. Il y circule trente-deux pièces, de valeur et de figure diverses, elles aussi blanches et noires en nombre égal et se répondant. Chaque espèce se déplace à sa manière propre, puissante ou misérable, oblique ou perpendiculaire, attachée à l’une des deux couleurs de cases ou libre de passer de l’une à l’autre ou obligée, comme le cavalier, d’en changer à chaque saut. Les pièces avancent, reculent, se paralysent, se persécutent, s’investissent, s’éliminent enfin par substitution, lorsque l’une d’elles est amenée sur une case déjà occupée.3

3Ainsi, de façon apparemment innocente, Caillois définit la notion d’échiquier dans « Étude de l’échiquier », un des premiers essais de Cases d’un échiquier, comme une structure unique, finie, ordonnée. Toutefois, il précise :

  • 4 CÉ, p. 37 et Œ, p. 610.

Tel est l’échiquier normal, qui est aussi le plus pauvre, mais qu’il est permis de compliquer à loisir. On peut multiplier le nombre des cases et même le rendre infini en imaginant des quinconces que rien ne bornerait. […] Il est permis, à côté de ces échiquiers cylindriques ou sphériques, d’en échafauder de cubiques, où les pièces pourraient se mouvoir dans les trois dimensions. Les mathématiciens entraînés auraient même loisir de les déplacer abstraitement dans le nombre des dimensions dont ils seraient tombés d’accord.4

  • 5 CÉ, Logique de l’imaginaire, « L’Étrange idée d’employer un jeu de cartes à la prédiction de l’aven (...)
  • 6 Cf. CÉ, « Le Grand Pontonnier », p. 23-27 et Œ, p. 335-338. Pour ce qui concerne la formation philo (...)

4Structure finie qu’on peut toutefois multiplier et compliquer à loisir, l’échiquier devient tout d’abord le modèle d’un Univers abstrait et mathématique, que Caillois décline en tant que système (ensemble de relations dynamiques), structure (configuration stable de relations), monde (absolu, totalité). « Une série d’éléments constants auxquels il n’est possible de rien soustraire ni ajouter et qu’on ne saurait non plus modifier »5, l’Univers-Échiquier, comme la notion plus ample de « jeu », se présente en effet comme une structure close, finie, fermée, formée d’un nombre défini d’éléments, constants et non modifiables, empruntée à une fermeture ou à une immobilité pour ainsi dire parménidienne (le sfairòs monoghenès), qui trouve en soi son principe fondateur, son intime justification, sa raison suffisante. Un monde unique, donc, en tant qu’Absolu. Mais un monde qui vit, qui se nuance, se module, se transforme, capable de contenir, en tant que système, un nombre presque infini de variations et de combinaisons, et d’établir en lui des lois, une morphologie, une syntaxe ; une structure unitaire du point de vue ontologique, mais variée du point de vue morphologique, comme si, dans ce cadre parménidien, se développait une texture néoplatonicienne et plotinienne, un réseau intense, symbolique, syntaxique, dominé par la capacité de créer des liens, des liaisons, des ponts6.

  • 7 À ce sujet, voir CÉ, Insectes, « Un papillon variable », p. 88-94 et Œ, p. 585-589.

5Parménide et Plotin, éléatisme et néoplatonisme, participent à la définition d’un monde organisé selon la double scansion de l’immuable et de la mobilité, de la fermeture et de l’ouverture, de la complexité dans la simplicité. Et le tout en fonction d’une loi, de lois, d’une syntaxe capable de prévoir et de définir chaque modification, chaque changement, chaque mouvement en tant que déclinaison d’un principe absolu, unique, fini7.

  • 8 À ce sujet, voir CÉ, Littérature, « Une idée du classicisme », p. 205-208.

6L’âme du grammairien perce à travers un univers qui, d’apparence flamboyant, se révèle rigoureux et ordonné : d’autant plus flamboyant qu’il est rigoureux. Poète, savant, chercheur, Caillois demeure essentiellement un grammairien de profession, un grammairien de vocation, qui – souvenons-nous de Marcel Mauss – n’a jamais cessé de jeter des ponts sur l’univers pour en saisir la structure intime, l’intime syntaxe8.

7À l’intérieur d’un monde simple et fini, le syn- grec tisse sa trame rigoureuse, dessine ses cases d’un échiquier, déclinant partout des lois, des cohérences, des récurrences, des analogies. L’image du Grand Pontonnier apparaît dans le portrait incisif de Mendeleïev, auquel Caillois exprime sa reconnaissance dévouée.

Échiquier-Mendeleïev : Analogie, Récurrence, Intentionnalité

Échiquier-Analogie

  • 9 CÉ, Structure du monde, « Reconnaissance à Mendeleïev », p. 79 et Œ, p. 582.

[…] échiquier absolu où prenaient ou prendraient nécessairement place les corps découverts où à découvrir, ceux que de terribles laboratoires pourraient un jour fabriquer, ceux que renferment les échantillons que les autres mondes envoient à travers l’espace en météores scoriacés.9

  • 10 CÉ, p. 78 et Œ, p. 581. Sur le lien Platon-Mendeleïev, Caillois dit : « J’ai appris de Platon et Me (...)

8Le Tableau des Éléments représente la structure du monde : tout d’abord le code de reproduction d’une structure unique, finie, fermée, capable de contenir tous les éléments ; ensuite le principe taxinomique de classification, un principe d’ordre et de loi, selon lequel Mendeleïev est à son tableau ce que le Démiurge platonicien fut à la chòra, son univers, et ses cinq polyèdres ; enfin, le système de combinaisons, infinies mais ordonnées, qui sont à l’œuvre dans le monde, selon des « lois cachées » qui, conjuguant Pythagore et Platon, lui assurent sa « rigueur numérique »10.

9Des lois cachées du monde qui, déclinées sous le signe de l’analogie, de la récurrence et de la cohérence, et ordonnées par des forces de nécessité, produisent, enfin, des formes achevées d’art, que Caillois définit en tant que Fantastique Naturel.

Analogie / Loi

[…] la matière non seulement est constituée par un très petit nombre de corps simples, mais elle se répète pour ainsi dire. À intervalles fixes, elle passe par des étapes homologues. La variété de ses aspects n’est pas arbitraire. Ils forment un système cyclique et occupent des cases qui se répondent exactement à chaque étage ou période du réseau. L’ensemble apparaît d’une stricte économie et manifeste un développement à la fois régulier et inévitable.

  • 11 CÉ, p. 76 et Œ, p. 580.

Le tableau traduisait, dès le début, une organisation précise d’analogies essentielles dont il s’agissait de respecter la trame à tout prix, car elle faisait l’intérêt de la disposition nouvelle.11

10C’est la loi de l’analogie qui est toujours à l’œuvre, dans l’échiquier-Mendeleïev, en tissant sa trame sur l’univers, en l’enveloppant dans un réseau de récurrences plus ou moins aventureuses, mais enracinées en tout cas dans une étroite nécessité, la nécessité de la loi, qui entoure, dans un seul syn, les trois règnes – minéral, végétal (quand et si il y en a) et animal –, entrelaçant imagination et insectes, rêve et plantes, pierres et songes, et produisant, à partir d’une même racine ontologique, différentes expressions de fantastique et d’art.

  • 12 À propos de la Nécessité, Caillois écrit : « Le monde n’est pas une sylve inextricable et confuse, (...)

11Analogie, donc, en tant que loi du Monde, pivot de l’échiquier, qui gouverne l’Univers non par hasard, mais par nécessité, en lui assurant sa dimension de Beauté, son épaisseur d’Art, sa nuance esthétique, son coloris fantastique : un fantastique qui, jamais féerique, aveugle ou dévergondé, mais lui aussi précis, sévère et ordonné comme les lois de la Nature qui l’ont engendré, se configure enfin en tant que Fantastique Naturel12.

  • 13 CÉ, Intentions, « Les Traces », p. 197 et Œ, p. 600.
  • 14 CÉ, Structure du monde, « Reconnaissance à Mendeleïev », p. 79 et Œ, p. 582.

12Apparemment écartelé entre hasard et nécessité, l’univers analogique se révèle, finalement, un univers ordonné. Apparemment amoureux de Dionysos, il est fils d’Apollon et il déploie son ivresse dans des cases fixes et précises, dénombrables et orthogonales, qui trahissent une rigueur numérique qui se résout, enfin, en une architecture ordonnée d’alignements rythmés : de « multiples et implacables nécessités »13, des « réseau[x] sans fissure et serré[s] », des « quinconces impitoyables »14, qui ont le mérite – grâce à Mendeleïev – de sauver l’homme d’une destinée tragique,

  • 15 CÉ, Structure du monde, « Fantastique naturel », p. 71 et Œ, p. 577. Et, encore : « Je ne suis ni g (...)

car s[i] [le monde] est infini, […] si une nouveauté imprévisible peut être constatée, comme un corps qui n’aurait place dans la table de Mendeleïev ni dans aucune autre plus générale, alors il ne reste à l’homme que le désarroi, l’absurde et l’impuissance.15

13L’hommage à Mendeleïev, nous livrant l’analogie, clé et loi de l’Univers, nous a amenés dans les sentiers complexes mais déchiffrables du monde.

14Mais l’analogie, chez Caillois, signifie aussi démon.

15Un démon qui travaille de façon souterraine avec d’autres forces, selon d’autres lois, qui nous projettent vers des horizons nouveaux et qui, en faisant de la Nature un sujet de psyché, d’imagination, de rêve et d’art, transforment le Fantastique Naturel en une Fantastique Transcendantale : l’intentionnalité.

Analogie / Démon

  • 16 CÉ, Structure du monde, « Fantastique naturel », p. 72 et Œ, p. 577-578.

16Les signes avarement concédés par le fantastique naturel font mieux que stimuler le démon de l’analogie. Ils lui indiquent la voie. Ils devancent et nourrissent sa rage d’interpréter. Ils l’exaucent en lui découvrant, du moins en lui laissant présumer l’existence d’un imaginaire sous-jacent, appartenant au réel, tremplin et garantie de l’autre, celui que tisse l’esprit et qui n’en est peut-être qu’une sorte de répercussion incertaine ou de mirage lyrique, mi-proposé, mi-sollicité, qui égare sans tout à fait mentir.16

  • 17 CÉ, p. 67 et Œ, p. 574.
  • 18 CÉ, p. 66-70 et Œ, p. 573-576.

17Imagination dévergondée, avide d’interpréter, supposant un imaginaire sous-jacent appartenant au réel, le démon de l’analogie va au-delà des lois, entraîné par une imagination « avide d’identifier »17, qui transforme, dans la Nature, les convergences et les coïncidences en influences18 et, on pourrait dire, en intentionnalité.

Intentionnalité

18Jamais thématisée par Caillois explicitement, mais mille fois approchée, ébauchée, effleurée, l’intentionnalité de la nature dessine la zone moyenne, nuancée, ambiguë entre le hasard accidentel (que l’homme attribue injustement à la Nature) et l’étroite nécessité (que Caillois thématise dans la matière), dans laquelle une force subtile joue son rôle, en représentant des tableaux que l’homme essaie maladroitement d’imiter et que l’art, souvent, a eu le mérite d’éclairer, en reléguant l’artiste dans un rôle secondaire et non essentiel.

  • 19 CÉ, Intentions, « Les Traces », p. 196 et Œ, p. 599.
  • 20 CÉ, Structure du monde, « Fantastique naturel », p. 70 et Œ, p. 576.
  • 21 Ibid.

19Certes, Caillois n’admet jamais le rôle actif de l’intentionnalité dans la Nature : « [La nature] est esclave. […] elle ne connaît pas l’intention »19, dit-il.
Mais qu’est-ce que, au fond, l’intention, sinon la faculté, de la part de la Nature, d’interpeller l’homme20 ? Qu’est-ce que l’intentionnalité, sinon sa possibilité de l’influencer, ou, encore, de l’inquiéter21 ?

20Comme si (als ob) l’imagination était déjà, d’abord, inscrite dans la nature, avant que l’homme ne l’y introduise. Comme si (als ob) la nature était en soi et pour soi une nature imaginante pourvue de prérogatives autonomes – jusqu’ici reconnues exclusivement au sujet – capables de produire Fantastique et art. Comme si (als ob) cette dimension imaginative était réglée, plus encore que par des lois d’analogie et par des forces de nécessité, par une dimension originelle, une loi nouvelle, une faculté extra-ordinaire – l’intentionnalité –, qui peut justifier la priorité et la prééminence de la Nature, son caractère autonome, antérieur, aprioristique, en déterminant son instauration ontologique et transcendantale, et laissant entrevoir, pour la matière, pour l’intime structure de la matière, pour la texture fine de la matière, une puissance d’esprit – psychique, imaginaire, fantastique –, apte à déterminer sa lointaine faculté d’intentionner l’homme, l’artiste, l’esthéticien.

  • 22 Voir, à ce sujet, Mikel Dufrenne, Le Poétique, Paris, PUF, 1963, « Le Poétique dans la Nature », p. (...)

21Imago Mundi, Modèle du Monde, l’échiquier-Mendeleïev promeut alors une image de l’Univers dans laquelle la Nature s’affirme, progressivement mais inéluctablement, en tant que sujet, sujet absolu, fond ontologique, Mère qui porte, engendre, enfante l’homme avec ses œuvres fragmentaires et éphémères22.

22Une Natura Naturans, en somme, Imaginans et Poetans qui, reconnaissant à la matière des prérogatives jusqu’ici attribuées à l’homme, éclaire un horizon philosophique (ontologique et transcendantal), en fondant une Philosophie de la Nature (et une Esthétique de la Nature), théorique et militante, riche en développements.

23Suivons, alors, le démon de l’analogie, qui, maître non plus de loi, hasard et nécessité, mais plutôt d’intentionnalité, transformera le Fantastique Naturel en Fantastique Transcendantale, en reformulant l’échiquier-Mendeleïev en un tableau nouveau, sur les cases duquel on jouera la partie d’une nouvelle philosophie, la Fantastique Transcendantale, et d’une nouvelle critique d’art, appliquée, par exemple, à l’art contemporain.

Échiquier-Intentionnalité : Fantastique Naturel, ­Fantastique Transcendantale, Art Contemporain

Certes, je comprends sans peine les artistes qui cherchent à tirer des pierres des formes qu’on admire. Mais leur art, comme le théâtre pour d’autres motifs, suscite en moi je ne sais quelle obscure réticence. […] En particulier, pour mon art. J’ai beau me morigéner : il me vient de temps à autre l’idée sacrilège qu’il serait à la fois plus simple et plus sûr de chercher dans les pierres des formes déjà achevées. […]

  • 23 CÉ, Intentions, « Monologue d’un sculpteur », p. 200-201 et Œ, p. 602.

Je prends les pierres comme elles sont, sans oser modifier leurs formes. […] sainteté de la matière, […] modèle pour toujours et référence sans égale.23

24C’est dans le « Monologue d’un sculpteur » contenu dans la deuxième partie de Cases d’un échiquier, dans la section intitulée éloquemment « Intentions », que Caillois pose la question fondamentale du Fantastique Naturel, de la Fantastique Transcendantale et de l’Art Contemporain : la Nature peut-elle se donner spontanément comme psyché, rêve et poésie ? La matière, toute seule, peut-elle produire psychisme, imagination et art ?

25Nous nous trouvons face à une Nature absolue, stable et solide, antérieure et aprioristique, pétrifiante comme une Mère infinie qui nous précède, nous porte, nous domine, nous enfante, aurait dit Mikel Dufrenne ; un beau naturel, aurait dit Kant, capable d’intentionner le beau humain, l’homme et l’artiste.

  • 24 CÉ, Intentions, « Les Traces », p. 191 et Œ, p. 595.

26Le problème qui est posé est « un problème d’une vaste portée »24. Il s’agit en effet d’un problème philosophique d’une épaisseur ontologique, intentionnelle, transcendantale et d’une portée théorique et pratique, esthétique et poïétique.

Fantastique Naturel, Fantastique Transcendantale

27C’est la Matière, ici, qui joue un rôle dominant : une matière solide, forte, impérieuse, qui, souvent humiliée, dans sa structure intime, fine, microscopique, oriente et intentionne l’artiste et l’homme, en se déployant en tant que trace d’une puissance ontologique sous-jacente.

  • 25 CÉ, p. 187-189 et Œ, p. 593-594.

28C’est le cas des « structures intimes de la matière », « structures fines de la matière », « aspects microscopiques de la matière »25 qui, livrés à nous par les nouvelles techniques microscopiques et photographiques, montrent leur autonomie ontologique, esthétique, en faisant apparaître un homme-artiste de plus en plus faible et paresseux.

  • 26 CÉ, Intentions, « Apothéose de la matière humiliée », p. 185-186 et Œ, p. 592.

29La matière humiliée, proche de la mort et de la décomposition, qui, dans sa désagrégation et sa perte de forme (« calciné[e], raclé[e], pourri[e], vermoulu[e], blessé[e], […] dégradée, gangrenée, endommagée »), se prête à l’art informel, dans tous ses aspects, à partir de la composition, jusqu’au trait et au coloris26.

  • 27 CÉ, Intentions, « Les Traces », p. 189 et Œ, p. 594.
  • 28 CÉ, p. 193 et Œ, p. 597. Caillois cite ici M.-I. Gaffarel, auteur en 1629 de Curiosités inouïes sur (...)
  • 29 CÉ, p. 193 et Œ, p. 597.
  • 30 Commentant les réflexions des psychiatres Rosolato, Wiart et Volmat, Caillois note : « En elle-même (...)

30La structure intime de la matière que nous proposent les « Catalogues » que Caillois recherche partout, étoffés et enrichis par les acquisitions du microscope électronique27 ; ou bien, encore, la structure fine de la matière, saisie par la photographie scientifique, qui ressemble aux tableaux non figuratifs de l’art contemporain, et qui, en faisant écho aux théoriciens du xviie siècle, suppose dans la Nature une forme d’art presque autonome, « “sans que le peintre se fût proposé de la faire” »28 ; ou, enfin, les aspects microscopiques de la matière, qui nous révèlent – selon Caillois – une « unité sous-jacente, impérative, tyrannique peut-être »29 et qu’il lit en tant que trace : une trace ontologique qui, dans sa portée aprioristique et intentionnelle, pose à l’homme et à l’art des questions inquiétantes30.

31Sous-jacente, impérative, tyrannique, la matière agit, alors, comme un fond capable d’orienter et de transcender un homme-artiste affaibli, en lui insufflant psychisme, imagination, rêve et art.

  • 31 « Ils récusent par principe toute intervention consciente, toute hésitation et toute option, le rec (...)
  • 32 CÉ, p. 194-196 et Œ, p. 597-599. D’où l’approbation de Ionesco qui, en présentant l’exposition Diaz (...)

32Et, comme il arrive dans l’Art Contemporain, plus la matière est tyrannique (lisez intentionnelle), plus l’intervention de l’homme et de l’artiste semble être gratuite, contingente, accidentelle31 ; plus la puissance de la matière est prodigue et somptueuse, plus l’homme, l’artiste, le peintre est contraint de pratiquer, bon gré mal gré, « les yeux bandés ou dans les ténèbres », la sévère « discipline de l’abstention », en se laissant transporter par les éléments32.

33Structures intimes de la matière, structures fines de la matière, aspects microscopiques de la matière et trace, la Matière/Nature, dans son épaisseur ontologique et transcendantale, devient sujet de l’horizon esthétique, dominant la scène de l’art de nos jours, non figuratif, informel : un aspect fondamental, celui du passage du Fantastique Naturel (et de la Fantastique Transcendantale) à l’Art Contemporain, que Caillois regarde avec une attention pas simplement théorique, mais aussi « militante ». Il observe :

  • 33 CÉ, p. 189 et Œ, p. 594.

Ce n’est là qu’un aspect des rencontres entre le beau naturel et le beau humain. Les similitudes de nombreux tableaux modernes non figuratifs avec des photographies des structures intimes de la matière ont frappé plus d’un observateur.33

34La puissance ontologique de la matière, qui règle le Fantastique Naturel (ou bien la Fantastique Transcendantale), nous projette ainsi vers l’Art Contemporain ; elle devient éloge de l’Art Contemporain, qui se fonde sur cette priorité.

  • 34 CÉ, Univers peints, « Remedios Varo », p. 266.

35C’est le cas d’un véritable petit catalogue de l’Art Contemporain34 (encore une fois un catalogue, un inventaire), qui comprend, dans la section intitulée Univers peints, « Le Fantastique représenté » et, entre autres, des peintres comme Josef Šima ou, surtout, Remedios Varo.

Art contemporain : Remedios Varo

  • 35 CÉ, Univers peints, « Le Fantastique représenté », p. 263.

[…] la fascination qu’exerce une peinture déroutante dérive d’une unité qui n’apparaît pas d’abord et qui est issue de la cohérence d’un univers inventé, voulu le plus imaginaire possible.35

36Remedios Varo, comme Josef Šima, représente un fantastique rigoureux qui décèle, peut-être, l’intention de la Nature.
Le « catalogue » décrit maintenant un Univers particulier, substantiel, enraciné dans des substances matérielles qui, multiples et flamboyantes, friables et évanescentes, soumises à des changements d’état continus, gardent toutefois leur propre loi, leur propre rigueur intérieure qui leur permet de s’affirmer en tant que sujet actif de la représentation.

37Il s’agit, dans ce cas, d’un Monde de substances

  • 36 CÉ, Univers peints, « Remedios Varo », p. 267-268.

légères et évasives, volontiers déchiquetées, fissiles ou dilacérables. De la nature de la flamme, de la cascade ou du vent. Ce sont des plumes, des aigrettes, des toisons, des duvets horripilés, des nuages effilochés, des feuilles mortes, des mousses et des lichens, […] des pellicules, des guenilles en charpie, de l’étoupe flottante.36

  • 37 CÉ, p. 277-278.

38Des substances qui, bien que feuilletées et fragiles, ne se dépensent pas, car, réglées par des lois d’analogie, cohérence et régularité, « à mi-chemin entre cosmos et chaos », engendrent des « structures nouvelles », capables de produire beau et art37.

39Effiloché et friable, flottant et nuancé, le fantastique représenté de Remedios Varo confirme, encore une fois, le triomphe de l’Univers-échiquier, en promouvant, avec la force de la loi, sa structure intérieure, sa dimension de beauté et d’art. En laissant toutefois entrevoir, pour la matière, pour l’intime structure de la matière, pour la texture fine de la matière, une puissance ontologique, une autonomie d’esprit, qui pourrait déterminer sa faculté d’intentionner l’homme, l’artiste, l’esthéticien.

40Remedios Varo et art contemporain, traces et structures de la matière, la Nature se pose en tant qu’a priori, fondement, fond, instaurant une Philosophie de la Nature et une Esthétique de la Nature particulières, dans lesquelles l’échiquier-Mendeleïev, avec sa nouvelle portée intentionnelle, ouvre vers des horizons inattendus, en préparant le chemin à d’autres démarches, plus ouvertement ontologiques et transcendantales.

41Je pense par exemple à Mikel Dufrenne, qui, dans Le Poétique, à propos du « Poétique dans la Nature » (Nature et Conscience), théorisant explicitement une intentionnalité poétique et esthétique de la Nature (et reprenant la réflexion interrompue de Merleau-Ponty sur le même sujet), écrit :

  • 38 Mikel Dufrenne, Le Poétique, cité, p. 139. Dufrenne lui-même indique une ligne de filiation esthéti (...)

Cerner l’idée de Nature, c’est essayer de répondre une fois de plus à la question qui de diverses façons hante la philosophie contemporaine : que signifie la corrélation intentionnelle – noétique ou pratique – de l’homme et du monde ? La subjectivité est-elle indéclinable, ou faut-il assigner à quelques instances pré-humaines le sens que la conscience revendique de porter ? Heidegger a surenchéri sur le thème hégélien d’une ruse de la raison ; et l’on entend de tout côté débouter l’homme, parler de ce qui arrive à travers l’homme, d’un devenir du sens dans l’homme : l’ontologie fondamentale dépossède l’homme, au bénéfice de l’être, aussi sûrement que le matérialisme au bénéfice de la matière. […] Dans ce pacte originel que nous avons évoqué entre l’homme et le monde, faut-il introduire une inégalité, donner la priorité ou l’initiative au monde, dire que l’homme est une ruse de la Nature pour s’accomplir comme Nature, et par exemple que le poète est suscité par la Nature, pour en dire, dans le poème, la poésie ?38

42Je pense, encore, à Jean Baudrillard, qui, dans un de ses derniers textes, consacré à la photographie (esthétique de la photographie), écrivait :

  • 39 Jean Baudrillard, Photographies. Car l’illusion ne s’oppose pas à la réalité…, Paris, Descartes & C (...)

[…] c’est l’objet qui l’emporte, […] il faut que le sujet se dessaisisse. […] Jusqu’ici c’était le sujet qui était le miroir de la représentation. L’objet n’en était que le contenu. Cette fois c’est l’objet qui dit : « I shall be your mirror ! » « Je serai votre miroir ! » […] c’est l’objet qui nous voit, c’est l’objet qui nous rêve. C’est le monde qui nous réfléchit, c’est le monde qui nous pense. Telle est la règle fondamentale.39

43Mais je ne veux pas aller trop loin.
Alors il convient, peut-être, de conclure avec les mots de Caillois, ceux du « Monologue du sculpteur » :

  • 40 CÉ, Intentions, « Monologue d’un sculpteur », p. 201 et Œ, p. 602.

Je suis si respectueux de la nature que je m’ingénie à n’intervenir que le moins possible. […] Parfois, je restitue, j’accomplis ; j’enlève quelque verrue ; je me hasarde à rendre visible ce qui demeurait caché. Mais c’est tout. Et je reste effrayé.40

44Sous-jacent, impératif, tyrannique ; Naturans, Imaginans, Poetans : quel type de philosophie, d’esthétique, de fantastique l’échiquier-Mendeleïev justifie-t-il ?
Moi-même effrayée, j’en suis encore à me le demander.

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Notes

1 CÉ, Structure du monde, « Reconnaissance à Mendeleïev », p. 75-76 et Œ, p. 580.

2 L’échiquier-Mendeleïev n’est pas l’unique échiquier pris en considération par Caillois dans ce livre. L’auteur se réfère aussi à un autre échiquier, moins connu, l’échiquier-Duchamp, un ouvrage « technique, rare, peu connu », consacré par l’artiste, avant la seconde guerre mondiale, « à une série de manœuvres sur l’échiquier qui, pour être acceptables, devaient pouvoir être réalisées sur des cases symétriques par rapport à un axe arbitrairement tracé ». CÉ, Logique de l’imaginaire, « L’Imagination rigoureuse », Étude de l’échiquier, p. 38 et Œ, p. 611 ; CÉ, Logique de l’imaginaire, « L’Imagination rigoureuse », Annexe anticipée, p. 43-46 et Œ, p. 615-616. L’œuvre de Duchamp, créée par l’artiste en collaboration avec Halberstadt et intitulée L’Opposition et les cases conjuguées sont réconciliées, dont Caillois a fait le compte rendu dans La Nouvelle Revue Française de septembre 1937, montre l’équilibre entre la perfection simple et la ressource de compliquer (p. 39) qui caractérise, au fond, la structure du monde.

3 CÉ, Logique de l’imaginaire, « L’Imagination rigoureuse », Étude de l’échiquier, p. 36-37 et Œ, p. 610.

4 CÉ, p. 37 et Œ, p. 610.

5 CÉ, Logique de l’imaginaire, « L’Étrange idée d’employer un jeu de cartes à la prédiction de l’avenir », p. 47 et Œ, p. 617.

6 Cf. CÉ, « Le Grand Pontonnier », p. 23-27 et Œ, p. 335-338. Pour ce qui concerne la formation philosophique et les lectures les plus aimées par Caillois, voir le témoignage de son frère : Roland Caillois, « Petite encyclopédie cailloisienne », Les Cahiers de Chronos, Roger Caillois, Paris, Éditions de la Différence, 1991, p. 186-192.

7 À ce sujet, voir CÉ, Insectes, « Un papillon variable », p. 88-94 et Œ, p. 585-589.

8 À ce sujet, voir CÉ, Littérature, « Une idée du classicisme », p. 205-208.

9 CÉ, Structure du monde, « Reconnaissance à Mendeleïev », p. 79 et Œ, p. 582.

10 CÉ, p. 78 et Œ, p. 581. Sur le lien Platon-Mendeleïev, Caillois dit : « J’ai appris de Platon et Mendeleïev que l’idée de fini, de dénombrable, était à la fois beaucoup plus difficile à concevoir et, en même temps, beaucoup plus féconde en ses rigueurs que celle d’infini. » CÉ, p. 74 et Œ, p. 578.

11 CÉ, p. 76 et Œ, p. 580.

12 À propos de la Nécessité, Caillois écrit : « Le monde n’est pas une sylve inextricable et confuse, mais une forêt de colonnes dont les alignements rythmés répercutent le même message : la prééminence, sous le vacarme général, d’une architecture dépouillée […] un réseau de relations chiffrables, une plus sévère ivresse. » CÉ, p. 81 et Œ, p. 583. Et, encore, à propos du Fantastique : « Par opposition au féerique ou au merveilleux qui impliquent un monde d’enchantements, de métamorphoses et de miracles continuels, où tout est, à chaque instant, possible, le fantastique suppose […] la reconnaissance d’un univers ordonné où règnent les lois immuables de la physique, de l’astronomie, de la chimie, où les mêmes causes produisent les mêmes effets et d’où, par conséquent, le moindre miracle est exclu. » CÉ, Structure du monde, « Fantastique naturel », p. 60 et Œ, p. 569. La notion de Fantastique Naturel a été déjà ébauchée – comme Caillois le rappelle dans la note n° 1 – à partir de 1935, dans La Mante religieuse, pour être reprise ensuite dans Méduse et Cie [1960], Au cœur du fantastique [1965], Images, images… [1966].

13 CÉ, Intentions, « Les Traces », p. 197 et Œ, p. 600.

14 CÉ, Structure du monde, « Reconnaissance à Mendeleïev », p. 79 et Œ, p. 582.

15 CÉ, Structure du monde, « Fantastique naturel », p. 71 et Œ, p. 577. Et, encore : « Je ne suis ni géomètre ni chimiste. Rien pourtant ne m’a frappé autant que ces leçons de rigueur proposées comme secrètement par les lois de la pensée et par celles de la nature. […] Je n’ignore pas qu’avec l’effervescence de la vie, bientôt avec le dévergondage comme institutionnel de l’imagination et du rêve, tout se complique jusqu’au vertige. Toutefois, je n’estime pas indifférent qu’à l’idée pascalienne, romantique et impressionniste d’un univers inépuisable du ciron à la nébuleuse, soit opposée l’épure limitée et, comment dire ? orthogonale qu’une pensée moins précipitée et une recherche plus méthodique ont su amener à la lumière. » CÉ, Structure du monde, « Reconnaissance à Mendeleïev », p. 80 et Œ, p. 582-583. En se référant à l’imagination artistique, apparemment inconsciente, aveugle et dévergondée, Caillois affirme : « Ses cheminements ne sont ni fortuits ni anarchiques. L’ordre qui les gouverne est sans défaut. Il ne résulte pas d’un renoncement. […] L’artiste qui abdique le privilège de la création délibérée pour favoriser et capter de divines surprises ne parvient qu’à produire de l’accidentel. Or, il n’est rien de si opposé à la nature, qui en principe exclut l’accident aussi bien que le prodige. » CÉ, Intentions, « Les Traces », p. 196-197 et Œ, p. 599.

16 CÉ, Structure du monde, « Fantastique naturel », p. 72 et Œ, p. 577-578.

17 CÉ, p. 67 et Œ, p. 574.

18 CÉ, p. 66-70 et Œ, p. 573-576.

19 CÉ, Intentions, « Les Traces », p. 196 et Œ, p. 599.

20 CÉ, Structure du monde, « Fantastique naturel », p. 70 et Œ, p. 576.

21 Ibid.

22 Voir, à ce sujet, Mikel Dufrenne, Le Poétique, Paris, PUF, 1963, « Le Poétique dans la Nature », p. 139-194.

23 CÉ, Intentions, « Monologue d’un sculpteur », p. 200-201 et Œ, p. 602.

24 CÉ, Intentions, « Les Traces », p. 191 et Œ, p. 595.

25 CÉ, p. 187-189 et Œ, p. 593-594.

26 CÉ, Intentions, « Apothéose de la matière humiliée », p. 185-186 et Œ, p. 592.

27 CÉ, Intentions, « Les Traces », p. 189 et Œ, p. 594.

28 CÉ, p. 193 et Œ, p. 597. Caillois cite ici M.-I. Gaffarel, auteur en 1629 de Curiosités inouïes sur la sculpture talismanique des Persans. Horoscopes des patriarches et Lectures des étoiles ; ou, encore, les œuvres de Gyorgy Kepes et de Carl Struwe signalées par Jean Grenier, ou le texte Panorama du micro-monde de L.-J. Laporte (Paris, Gründ, 1949), ou encore la brochure de H. Braunegg, Zur Prüfung gestrichener Papiere (CÉ, p. 189-193 et Œ, p. 594-597). Il s’agit de photos et de tableaux que Caillois retrouve, par exemple, dans l’exposition intitulée Dalla natura all’arte, organisée à Venise en 1960. Il se réfère en particulier aux œuvres de Dubuffet et de Richier (CÉ, p. 188 et Œ, p. 594), ou aux œuvres de Diaz, exposées à Paris en 1961 et préfacées par Eugène Ionesco (CÉ, p. 195 et Œ, p. 598).

29 CÉ, p. 193 et Œ, p. 597.

30 Commentant les réflexions des psychiatres Rosolato, Wiart et Volmat, Caillois note : « En elle-même, la trace est amorphe. Chez le peintre, elle apparaît comme séduction de l’informel, retour à quelque mystérieuse origine, révolte contre un ordre, sinon contre tout ordre, mais aussi […] “soumission à un élan manuel, reflet du mouvement corporel…, signature indéchiffrable, aussi proche que possible d’une écriture automatique, non loin d’un cheminement de l’inconscient vers son dévoilement”. » Et pourtant, en déplaçant l’axe créatif du sujet – plus ou moins conscient, plus ou moins inconscient – à l’objet, Caillois ajoute : « Une telle cohérence impliquerait que le dessin en question n’est pas une simple trace, mais qu’il traduit quelque unité sous-jacente, impérative, tyrannique peut-être. » CÉ, p. 192-193 et Œ, p. 597.

31 « Ils récusent par principe toute intervention consciente, toute hésitation et toute option, le recours à une adresse, le secours d’un contrôle. Ils font en sorte que l’œuvre soit purement accidentelle », dépourvue de n’importe quelle « initiative intelligente ». CÉ, p. 194 et Œ, p. 598.

32 CÉ, p. 194-196 et Œ, p. 597-599. D’où l’approbation de Ionesco qui, en présentant l’exposition Diaz, écrivait : « Il s’agit de choisir une matière première riche, une terre substantielle ; puis de permettre le dégagement des éléments cachés qui la constituent et qui se regrouperont en une composition nouvelle, déployant généreusement ses fastes et ses richesses. Diaz provoque l’action du hasard dont les manifestations ont une diversité plus inattendue que les pouvoirs limités de l’imagination ou les automatismes auxquels il se substitue fructueusement. Le travail de l’artiste est dans le choix de sa matière première ; dans son ingéniosité à préparer la désorganisation ; à trouver les instruments, feu ou foudre, qui donneront à cette matière son expressivité multiple. » Eugène Ionesco, Préface à l’exposition Diaz à la Galerie Jacques Peron (Paris, juin 1961), cité dans CÉ, Intentions, « Les Traces », p. 195 et Œ, p. 598.

33 CÉ, p. 189 et Œ, p. 594.

34 CÉ, Univers peints, « Remedios Varo », p. 266.

35 CÉ, Univers peints, « Le Fantastique représenté », p. 263.

36 CÉ, Univers peints, « Remedios Varo », p. 267-268.

37 CÉ, p. 277-278.

38 Mikel Dufrenne, Le Poétique, cité, p. 139. Dufrenne lui-même indique une ligne de filiation esthétique et phénoménologique qui, à partir de Bachelard et de Merleau-Ponty, se déroule vers une « estetica senza ostacoli » ou « estetica della dispersione » bien représentée par la Revue d’esthétique, qu’il a dirigée jusqu’à sa mort, en 1995. Cf. Mikel Dufrenne et Dino Formaggio, Trattato di estetica, Milano, Mondadori, 1981, vol. I, p. 411.

39 Jean Baudrillard, Photographies. Car l’illusion ne s’oppose pas à la réalité…, Paris, Descartes & Cie, 1998, p. 7-24 (d’un texte non paginé). À ce sujet, pour ce qui concerne l’homme dépossédé par la nature et par l’objet, voir Caillois même : « En échange de pareil dépôt, […] l’homme se voit dépossédé de l’antique précellence dont il se prétendit bénéficiaire un bref instant, immémorial pour lui-même, mais si rapide pour le train de la géologie. Désormais, il sait qu’il n’est ni seul ni monarque […] mais une marque presque passive promenée de case en case, à son tour, parmi d’autres emblèmes réitérés. […] Ébloui ou illuminé, il essaie d’entendre, parfois d’étendre les règles d’un jeu où il n’a pas demandé de prendre part et qu’il ne lui est pas non plus permis d’abandonner. » CÉ, Structure du monde, « Fantastique naturel », p. 72-73 et Œ, p. 578.

40 CÉ, Intentions, « Monologue d’un sculpteur », p. 201 et Œ, p. 602.

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Pour citer cet article

Référence papier

Valeria Chiore, « L’échiquier-Mendeleïev »Littératures, 68 | 2013, 31-44.

Référence électronique

Valeria Chiore, « L’échiquier-Mendeleïev »Littératures [En ligne], 68 | 2013, mis en ligne le 20 décembre 2013, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/litteratures/86 ; DOI : https://doi.org/10.4000/litteratures.86

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Auteur

Valeria Chiore

Fondatrice de Bachelardiana, revue internationale de philosophie de l’imagination qu’elle dirige depuis 2006, propose une redéfinition de l’imagination matérielle en tant qu’imaginal, ontologie de l’imagination matérielle. Dans ce cadre, à l’entrecroisement de la phénoménologie, du transcendantalisme et de l’ontologie, se situent ses recherches sur Bachelard, Caillois, Corbin, ainsi que sur Merleau-Ponty et Dufrenne, auxquels elle a consacré plusieurs travaux. Elle est l’auteur d’une monographie intitulée Il Poeta, l’alchimista, il demone. Sulla dottrina tetravalente dei temperamenti poetici di Gaston Bachelard (Genova, Il Melangolo, 2004). En 2005, elle a transcrit, traduit en italien et édité pour Il Melangolo les Causeries 1952-54 de Bachelard. Elle a aussi écrit l’introduction à l’édition bulgare de L’Air et les songes de Bachelard (Sofia, Riva, 2007). En 2008, toujours chez Il Melangolo, est parue sa traduction italienne du livre de Jean-Jacques Wunenburger, L’Immaginario.

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